1 avril 2019
“Le visage du pianiste est une partition vivante”
“Le visage des pianistes exprime ce qu’ils ressentent quand ils jouent. Pourquoi ?
Les pianistes ne créent pas la musique, ils la recréent. Sans eux, la musique ne vivrait pas. On peut dire qu’ils l’incarnent. Elle passe à travers eux. Il faut toute leur âme pour lui rendre sa puissance. C’est ce qu’on voit sur le visage du pianiste, ce passage d’un langage supérieur, puisé à la source de la création, à laquelle on donne le nom qu’on veut, notre mère Nature, l’Univers ou, pour moi, Dieu. Quand je joue, tout mon être est tension pour saisir cet au-delà indicible qu’exprime la musique et à quoi la musique nous donne accès.
Peut-on dire que le visage devient une partition de l’œuvre interprétée ?
Oui, mais alors une partition vivante ! Un médium. Mon visage reflète à la fois l’essence de la musique et les émotions qu’elle me suggère et dont, en tant que pianiste, je veux me faire l’écho. Le visage de l’interprète s’anime véritablement. Et ce que l’on mesure alors, c’est à quel point la musique est vitale pour lui, à quel point la musique lui permet d’accéder à l’amour au sens large. L’amour à son comble. L’amour dont la musique, lors du concert, est une épiphanie.
Pourriez-vous décrire les expressions que vous avez quand vous jouez ?
Impossible ! Votre question me rappelle l’anecdote à propos de Bernadette Soubirous, quand on a voulu la photographier. On lui avait demandé de mimer l’expression qu’elle avait lorsqu’elle voyait la Vierge à la grotte de Massabielle. Sa réponse a jailli, magnifique : “Mais je n’y suis pas !” Elle voulait dire par là que son expression lui était suggérée par une joie extérieure et irremplaçable.
Parleriez-vous de transfiguration ?
Oui, au sens d’un changement d’apparence, d’un reflet de quelque chose de divin qui transfuse l’âme et que révèle le visage. Bernadette, devant la Vierge, était transfigurée par ce “quelque chose” qui l’inondait de joie et qu’elle ne pouvait définir. La musique, langage purement émotionnel s’adresse à l’âme. Elle a ce pouvoir de transfigurer ses interprètes, mais aussi le public si l’interprète parvient à lui faire entendre le mystère de ce verbe à nul autre pareil. Pour moi, jouer a quelque chose de commun avec la prière : expérience de communion éminemment mystérieuse, une dilatation de l’âme.
Diriez-vous qu’en jouant, votre visage révèle une présence du sacré ?
C’est ma principale motivation ! Et sans doute celle des autres interprètes même si nous ne mettons pas le même mot sur cette chose qui, d’un seul coup, se saisit de nous et nous oblige à nous surpasser. Pour moi, je parle de rencontre, de fusion, une symbiose spirituelle qui m’élève à un état mystique. Notamment lorsque je joue Beethoven et Chopin. Comment en serait-il autrement ? On rend présents, par ce qui les transcendait eux-mêmes, des êtres morts depuis des siècles. Comment ne pas parler de sacré ?
Lydie Solomon est en concert à la salle Cortot (78, rue Cardinet, Paris XVIIe) le samedi 13 avril à 20h30.
LA PHRASE QUI ME PORTE
Si quelqu’un dit à cet montagne “soulève-toi et jette-toi dans la mer”, s’il n’hésite pas dans son cœur mais croit que ce qu’il dit va arriver, cela lui sera accordé.
Evangile de Marc 11, 23“
Panorama (Paul Mousset), avril 2019